Marcel INNOCENTI

Marcel Innocenti vit dans le Perche. Peintre et sculpteur, il préside l'association Forum des Arts61, organisatrice de la Biennale d'art contemporain du Perche.

De morve et de pleurs


De morve et de pleurs : résumé


Marcello a sept ans. Comme tous les petits garçons de son âge, il vit dans l’insouciance la plus totale, malgré la guerre et la faim. Entouré de ses parents et de ses nombreux frères et sœurs, la vie lui semble douce jusqu’au jour où sa mère l’emmène « là-bas », dans le Berry, sans un mot d’explication. Marcello est placé chez des fermiers qui, moyennant le paiement d’une pension, sont chargés de subvenir à ses besoins. Mais la réalité s’avère terrible. Moins bien traité que les animaux de la ferme dont il doit s’occuper, privé d’amour, séparé des siens, éduqué à coups de brimades et de sévices, Marcello quittera bien vite l’enfance pour survivre dans ce monde hostile. Du Berry à la Normandie, il rencontrera Zouzou, fils d’une prostituée et d’un père algérien, Marie-Josèphe, souffre-douleur de leur nourrice, une femme dure et impitoyable, mais aussi les « petites bonnes » qui l’amèneront sur d’autres chemins bien troubles, mais tellement délicieux.
De morve et de pleurs met en lumière cette page d’Histoire où des milliers d’enfants, après la guerre, ont été placés parce que leurs parents étaient trop pauvres pour les nourrir. Confrontés à la violence, au racisme, à l'intolérance, leurs vies en seront à jamais blessées. Une époque que l’on croyait révolue, mais l’enfance volée reste, hélas, toujours d’actualité…
Dans un style sobre et sans pathos, Marcel Innocenti a su donner à son histoire personnelle une dimension universelle.

ISBN : 978-2-84859-105-6
Édition imprimée : 17.00 €

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De morve et de pleurs : extrait

Je passais ainsi mes jours, seul. Pas âme qui vive à je ne sais combien de kilomètres dans cette campagne qui me semblait menaçante, hostile.
Le silence était si dense que je me croyais devenu sourd. C’était comme si quelqu’un avait éteint le monde, de la même façon que l’on coupe le contact d’un moteur. Plus d’autre son dans mes oreilles que le sang qui battait à mes tempes ! Ce silence qui m’oppressait, rompu soudain par des bruits inexpliqués, m’effrayait. Je sursautais au frottement des branches agitées par le vent.
Dès qu’une vache se couchait pour ruminer, j’allais m’allonger sur son ventre. Elles m’acceptaient ainsi sur leur grosse panse dont la chaleur me rassurait. Je m’y endormais même quelquefois. Il n’y avait jamais personne. Seul avec les animaux, sans entendre le moindre mot. Les vaches, les chèvres et moi… J’étais au bout du monde, seul, perdu, abandonné. Aujourd’hui encore, la vue d’une vache m’attendrit et m’apaise toujours un peu.
Au début, je rentrais les vaches trop tôt. Le temps m’avait semblé long. Monsieur Paul m’expliqua qu’il fallait attendre que le soleil arrive à la cime des arbres avant de rentrer.
Je pleurais souvent. Sans savoir pourquoi. Tout à coup, j’éclatais en sanglots. Je pleurais des heures et des heures. La morve me coulait dans la bouche, je me mouchais sur mes manches et avec les doigts, que j’essuyais dans les herbes ou sur le poil des chèvres. Les sanglots me faisaient sauter la poitrine et je reniflais mon chagrin. J’attendais peut-être que quelqu’un vienne me consoler, me prenne dans ses bras, me ramène dans ma maison. Monsieur Paul ne parlait pas beaucoup, il travaillait sans cesse.
« T’as vu comme il est maigre. Ce sont des crève-la-faim, ces Parisiens. »
Le matin, il me servait une soupe dans laquelle trempait du pain rassis et, avant de partir, monsieur Paul me versait un « coup de gnôle » qui me mettait le feu au corps. Il me regardait frissonner, grimacer, et riait. « On va te retaper petiot. » Je ne sais pas si ça allait me faire grossir mais ça me faisait tourner la tête ! De ça aussi je m’habituai.
Ils étaient allés à la ville pour m’acheter une paire de sabots de bois. Monsieur Paul avait cloué un morceau de pneu sous la semelle et les avait garnis de paille. Au début, cette paille sèche et coupante me blessait les pieds. Mais très vite je courus comme un lapin. Le bois me meurtrissait le dessus du pied, mais la peau se tanna. Je fis des dizaines de kilomètres, ainsi chaussé.
Ils avaient profité de leur déplacement en ville pour m’inscrire à l’école d’Enrichemont.
« Ça ne nous arrange pas, petit, mais il faut que tu y ailles maintenant que tu es habitué ici. On va de nouveau être embêtés pour garder les vaches, mais si tu n’y vas pas on aura des ennuis. »
Ça devait bien faire trois mois que je manquais. Je n’avais pas de nouvelles de ma famille. Au début, le temps avait passé très vite. Tout était nouveau pour moi et j’avais tant de choses à apprendre.
Comme prévu, j’avais dormi dans le lit qui se trouvait dans la chambre des « patrons », mais leur fils était revenu. Monsieur Paul avait construit une sorte d’étagère, comme un châlit, au-dessus du bouc dans l’étable. Il y avait déposé un sac rempli de balles d’avoine et je dormais là.
« Tu n’auras pas froid avec les bêtes, elles dégagent de la chaleur. »
Ça puait le bouc. C’était horrible. Comme pour le reste, je m’y fis.
Monsieur Paul me conduisit à l’école. À travers bois, c’était plus court. Trois kilomètres cinq cents ! Nous étions en hiver. Il faisait très froid, la cape et le calot militaire rabattu sur les oreilles ne me protégeaient pas trop.
« Tu courras, ça te réchauffera. Si tu as trop froid aux mains… j’vas te montrer. »
Il se pissa sur les doigts.
« Ça réchauffe ! »
L’instituteur me désigna une table au fond de la classe. Il avait dû me dire : « Ce sera ta place ».
Les grandes vacances arrivèrent plusieurs mois plus tard sans que jamais plus il ne m’adressât la parole. Personne d’ailleurs ne me parlait. J’étais trop sale et sentais trop mauvais. C’est vrai que l’odeur du bouc était assez insupportable. Ils ne surent jamais mon nom ni même mon prénom. L’instituteur avait dû me rejeter de son esprit dès la minute où il m’avait aperçu. Je me sentais vraiment étranger même avec les enfants de mon âge. Pourquoi ma famille tout entière m’avait-elle abandonné à ce point ?
Je devenais petit à petit un animal. Personne ne prit jamais le temps de me faire ma toilette ni ne se préoccupa de moi. Monsieur Paul prenait même plaisir à me voir crotté de la tête aux pieds.
« Ah ! Si les Parisiens te voyaient », me disait-il en riant.
Alors que je rentrais les vaches à l’étable, l’une d’elles leva la queue et me couvrit de bouse. Je m’essuyai avec une ou deux poignées d’herbes et séchai ainsi. Il y avait une petite cuvette en émail bleu devant la porte. Au réveil nous nous aspergions le visage en prenant de l’eau au creux des mains et la toilette était faite.
On ne m’adressait la parole que pour me dire ce que l’on attendait de moi. Petit à petit tous ces mots non prononcés tournaient dans ma tête et je rêvais de tout ce que j’aurais pu dire.

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